Dans le fil consacré à la décision du patriarcat d'Antioche de supprimer ses provinces ecclésiastiques (fil ouvert par Anne-Geneviève sous le titre "Ecclésiologie pyramidale"), j'avais évoqué le précédent peu heureux de l'Église de Grèce.
Je signale au lecteur intéressé que (pour une fois!) il existe une documentation très complète en français sur le sujet, qui se trouve dans le livre de l'archimandrite Grégoire Papathomas L'Église de Grèce dans l'Europe unie, Éditions Epektasis, Katerini 1998.
L'auteur souligne que la charte statutaire adoptée en 1923 représentait dans l'ensemble un grand progrès, car elle "libérait l'Église des chaînes de l'État" (p. 233).
Il faut savoir que l'Église de Grèce avait été soumise pendant les 90 années précédentes à un système pernicieux, étranger à la tradition canonique orthodoxe, qui avait été mis en place par le roi bavarois imposé par les Puissances à la Grèce libérée, Othon Ier (de confession catholique romaine) et par son ministre de la Justice von Maurer (de confession luthérienne). L'État avait notamment, pendant 90 ans, empêché le fonctionnement normal de l'institution synodale.
Les conséquences de la guerre menée pendant 90 ans par l'État néo-hellénique érastianiste et d'influence hétérodoxe contre l'Église orthodoxe de Grèce se font encore sentir de nos jours. Pensons qu'avant que Photios Kontoglou ne restaure la tradition iconographique orthodoxe à partir des années 1920, celle-ci s'était pratiquement perdue en Grèce.
Le 16 avril 1923, pour la première fois depuis la proclamation de l'autocéphalie de l'Église de Grèce en 1833, l'archevêque d'Athènes Chyrsostome (Papadopoulos) parvint à imposer à l'État la réunion d'un synode de tous les évêques de l'Eglise de Grèce comme corps administratif suprême de l'Eglise conformément à la tradition canonique. La première décision du saint Synode fut l'abolition des lois de 1852 par lesquelles l'État "bavarois" avait prétendu organiser l'Église, abrogation qui fut reconnue par l'État le 1er décembre 1923.
Le 24 décembre 1923, le saint Synode plénier de tous les évêques de l'Église orthodoxe de Grèce adopta une charte constitutionnelle qui fut promulguée par l'État le 31 décembre 1923. Ce rétablissement de la constitution canonique de l'Église fut solennellement annnoncé par le saint Synode de Grèce au patriarcat de Constantinople, aux trois patriarcats d'Afrique et d'Orient et au peuple orthodoxe.
La Charte de 1923 rétablissait le fonctionnement canonique de l'Église en Grèce en proclamant en son article 1 que le saint Synode de la Hiérarchie (donc l'assemblée de tous les évêques) était l'autorité ecclésiastique suprême et en prévoyant en son article 8 que les métropolites seraient désormais élus par le saint Synode sans intervention du pouvoir étatique.
C'était ainsi, en quelques lignes, la condamnation de toutes les idées qui avaient été importées des Églises hétérodoxes à partir du temps de Pierre ler de Russie et qui avaient eu un succès redoutable en Grèce sous les monarques bavarois et danois: érastianisme, gouvernement de l'Église confiée à des synodes dits aristindin d'évêques choisis parmi leurs pairs par le pouvoir laïc, version grecque du Haut-Procureur du Saint-Synode, etc.
Malheureusement, si la Charte de 1923 constituait un progrès notable, elle contenait aussi une disposition malheureuse, qui était la suppression des provinces ecclésiastiques:
"D'autre part, tous les sièges épiscopaux furent appelés "métropoles", annulant ainsi tout le système métropolitain ancien toujours en vigueur jusqu'alors (article 18). L'Église autocéphale de Grèce toute entière en est ainsi venue à ressembler à une métropole où l'archevêque d'Athènes tenait lieu de métropolite [du système métropolitain] et les nombreux métropolites tenaient lieu d'évêques." (Archimandrite Grégoire, op. cit., p. 235.)
Il est à noter qu'en raison du grand nombre d'évêques de l'Église de Grèce, il a été nécessaire de doubler le saint Synode de la Hiérarchie par un organe permanent choisi en son sein. Après quelques années de tâtonnements et d'essais, l'Église de Grèce a adopté depuis 1932 une forme d'administration mixte où l'assemblée plénière du Saint-Synode de la Hiérarchie est l'autorité ecclésiastique suprême, tandis que le Saint-Synode permanent, représentant mandaté par l'assemblée plénière, assume le pouvoir exécutif. Mutatis mutandis, on remarquera que ce système d'administration mixte a depuis longtemps fait ces preuves dans la vie civile, puisque le système d'administration de la société anonyme (traditionnel en France depuis la loi de 1867 sur les sociétés, seul connu en Suisse depuis le premier code fédéral des obligations de 1881) est celui de l'assemblée générale comme autorité suprême et du conseil d'administration, représentant mandaté par elle, comme autorité exécutive (l'Allemagne connaît aussi le système de la société anonyme à directoire et conseil de surveillance, qui a été importé en France en 1966).
On trouvera dans le livre de Mgr Grégoire (Papathomas) l'histoire des régressions et des avancées de la liberté de l'Eglise au travers des vicissitudes de l'histoire de la Grèce au XXe siècle. D'une manière générale, il semble que les régimes favorables aux libertés politiques aient aussi été favorables aux droits de l'Église. C'est donc après la chute du régime des colonels en 1974 et le rétablissement des institutions parlementaires et judiciaires normales que fut adoptée en 1977 une nouvelle Charte statutaire de l'Église de Grèce, qui conserve le système d'administration mixte adopté en 1932, mais souligne l'indépendance de l'Église et supprime définitivement l'institution du Commissaire du gouvernement, qui était une sorte de succédané du Haut-Procureur du système russe de 1721-1917 - déjà privé, en Grèce, de l'essentiel de ses pouvoirs en 1923.
Il semble que la dernière tentative de porter atteinte aux libertés de l'Église ait été le fait du gouvernement socialiste de M. Papandreou en 1987 (pp. 273-278), ce qui montre que le combat contre Léviathan n'est jamais totalement terminé.
Il est curieux - et Mgr Grégoire le déplore à plusieurs reprises dans son ouvrage - qu'alors qu'on a rédigé tant de chartes statutaires successives, on n'ait jamais restauré le système métropolitain aboli en 1923.
Mgr Grégoire estime (p. 331) que l'abolition du système métropolitain était la traduction, dans la vie ecclésiale, de la construction centraliste de l'État grec. On trouvera dans son ouvrage une intéressante histoire du découpage administratif de la Grèce depuis son indépendance, et de la transposition de ce découpage dans l'organisation ecclésiastique, en application maladroite du 17e canon de Chalcédoine et du 38e canon du concile Quinisexte selon lesquels l'organisation de l'Eglise doit toujours suivre l'organisation civile. (On notera d'ailleurs que, dans les pays d'Europe occidentale, l'Église orthodoxe viole systématiquement ce principe, de même qu'elle viole systématiquement le principe qui veut qu'il n'y ait pas plusieurs sièges épiscopaux pour la même ville: ainsi, en France, six évêques sont installés à Paris, aucun dans une ville de province, même pas dans une capitale régionale; en Suisse, deux évêques sont installés à Genève, aucun dans la ville fédérale - Berne - ou dans une autre capitale cantonale.) Ce n'est d'ailleurs pas un des moindres mérites de l'étude stimulante de Mgr Grégoire (Papathomas) que de rappeler que l'excessive concentration de la population et de l'activité économique à Athènes et à Thessalonique "prend la dimension d'une maladie sociale" (p. 344). Le savant canoniste pense que cette tendance à la concentration doit être combattue par une "tactique de décentralisation institutionnelle, systématique et essentielle, large et profonde". En quelque sorte, cette considération prosaïque renforce encore les arguments canoniques et sprituels en faveur de la restauration du système métropolitain.
Cum grano salis, je soulignerais que la réflexion de l'archimandrite Grégoire Papathomas sur l'excessive concentration de la vie nationale grecque à Athènes et à Thessalonique en tant que "maladie sociale" est encore plus vraie pour d'autres pays - car, au moins, en Grèce, Thessalonique peut fonctionner comme "capitale-bis": que dire alors de la France avec Paris, de la Hongrie avec Budapest, pour rester en Europe et ne pas parler des pays africains où l'hypertrophie d'une seule ville est devenue la règle (Abidjan, Lagos, Kinshasa ne sont que des exemples parmi beaucoup d'autres)? Comment ne pas voir que, dans le cas de la France, les seuls coups portés à ce chancre dans la vie de la nation que constitue la centralisation démesurée des activités économiques et de la population dans l'agglomération parisienne, et ce dans le cadre d'une tactique de large décentralisation économique, furent le fait des premiers gouvernements de la Ve République (décision, par exemple, de délester la région parisienne de l'essentiel des activités aéronautiques et des les concentrer à Toulouse, réveillant ainsi une région qui végétait depuis plus d'un siècle), les gouvernements suivants, prétendument décentralisateurs, mais en réalité prisonniers des dogmes du libre-échange mondialiste dénoncé par Maurice Allais, s'étant surtout distingués, dans ce domaine-là comme dans tout le reste, par leur immobilisme et leur inefficacité? (Il est vrai qu'un "bobo" m'avait un jour mentionné l'hypertrophie parisienne comme "le principal atout de la France dans la mondialisation", "mondialisation" qui lui semblait sans doute tout aussi "inévitable" ou "naturelle" que le triomphe mondial du communisme devait l'être pour les "bobos" de 1950... Comme c'est curieux, les gouvernements français de la péridode 1947-1974, ou leurs homologues italiens ou allemands, n'avaient cru ni au triomphe du communisme, ni à la mondialisation, et avaient préféré se battre pour le développement de leur peuple, et ils avaient obtenu des résultats contraires aux prévisions des adorateurs du prétendu "sens de l'Histoire".)
Revenons donc au sujet d'une éventuelle restauration des provinces ecclésiastiques en Grèce.
Dès le 17 mai 1974, M. Panayotis Christou, alors ministre de l'Instruction publique, s'était déclaré favorable à la réorganisation de l'Église de Grèce en 10 provinces ecclésiastiques et avait qualifié de "grande erreur" le "nivellement de tous les diocèses pratiqué il y a cinquante ans" (op. cit., p. 345). Quelques mois après, huit professeurs de la faculté de théologie de Thessalonique avaient adressé au Synode Permanent un mémoire proposant la division de l'Église de Grèce en dix à douze provinces ecclésiastiques. Des propositions similaires ont été faites par le professeur de droit ecclésiastique Jean Konidaris de la faculté de droit d'Athènes en 1993 (p. 350).
Dans sa thèse soutenue en 1994 et publiée en 1998 avec une préface de l'archevêque d'Athènes, feu Christodoule (Paraskivaïdis), Mgr Grégoire Papathomas faisait (p. 363) des propositions très concrètes pour la réorganisation de l'Église de Grèce en 13 métropoles, dont l'une (Athènes et Attique) aurait porté le titre d'archevêché. Il est plus que probable que le rétablissement du système métropolitain (y compris des synodes métropolitains) nécessiterait aussi une augmentation du nombre des diocèses: ainsi, p. 377 de son ouvrage, l'archimandrite Grégoire indiquait, à titre d'exemple, qu'une éventuelle métropole de Kozani et de Macédoine occidentale aurait dû comporter environ 17 diocèses, dont certain avec fort peu de paroisses (14 ou 15 pour certains diocèses), ce qui aurait évidemment l'effet très heureux de rapprocher le plus possible l'évêque des fidèles et de rendre sensible le principe "là où est l'évêque, là est l'Eglise" (ubi episcopus, ibi ecclesia).
Comme je n'ai plus que fort peu de temps à consacrer à de telles recherches, je me suis contenté de la documentation contenue dans le remarquable ouvrage de Mgr Grégoire Papathomas. Je ne sais donc pas, si depuis 1994 ou 1998, d'autres propositions ont été faites dans le but d'un rétablissement des provinces ecclésiastiques en Grèce. Je serais naturellement enchanté si un éventuel lecteur plus informé pouvait nous apporter des précisions.
L'abolition du système métropolitain en Grèce (1923)
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